Tribune de Lionel Baraban, CEO et cofondateur de Famoco, publiée dans L’AGEFI HEBDO
– AVIS D’EXPERT –
En Afrique, 97% des connexions Internet se font à partir de téléphones mobiles. Ces appareils sont le premier vecteur de numérisation des économies pour le paiement, la santé, le transport, mais aussi l’e-agriculture ou encore la reconnaissance d’identité. Une utilisation si massive que c’est sur ce continent qu’a été forgée l’expression mobile money. Le secteur technologique de la technologie mobile est au cœur de son activité économique et de sa numérisation à marche forcée.
Au quotidien, 86% des appareils mobiles fonctionnent avec des systèmes d’exploitation Android et qui, sur les marchés du B2B, servent à commander, transporter, identifier, contrôler, etc… Ces terminaux empruntent la logique B2C, par laquelle les consommateurs consentent à échanger leurs données personnelles contre l’usage « gratuit » du système d’exploitation de leurs outils de mobilité (téléphones, tablettes).
« AVEC LE RECOURS GÉNÉRALISÉ AUX OUTILS DE MOBILITÉ, LE CONTINENT ORGANISE LE TRANSFERT A DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES DE SON EMPREINTE NUMÉRIQUE»
En Afrique comme dans le reste du monde, la logique du B2C envahit l’univers du B2B.
De façon massive, les acteurs économiques- de l’entreprise mondiale au simple entrepreneur – déploient leurs applications métiers sur des outils mobiles personnels. Au travers de leurs activités, tous génèrent alors des données et des métadonnées envoyées hors de leurs frontières, vers les serveurs des géants du numérique, aux Etats-Unis ou en Chine.
Plus encore qu’ailleurs, ce phénomène d’ampleur mondiale s’avère encore plus rapide et massif dans les pays du continent africain.
Par son recours généralisé aux outils de mobilité, l’économie africaine organise en effet le transfert quasi-intégral, à des puissances étrangères, de son empreinte numérique et du potentiel d’informations stratégiques que celle-ci contient. Une multitude de start-up africaines contribuent à accroître ce transfert. Chaque jour, des milliers, des millions d’acteurs économiques, de la mère de famille auto-entrepreneuse à l’entreprise locale de transport en passant par le médecin ou le propriétaire de kiosque multi-services, produisent avec leurs téléphones mobiles des flux de données et de métadonnées qui vont se déposer sur les serveurs des propriétaires des systèmes d’exploitation, tous exclusivement extra- africains.
Que font les autorités africaines face à ce pillage généralisé de leurs économies? Malheureusement, la passivité est de mise.
Un rapide calcul coût-avantage a pu les convaincre de privilégier le présent à l’avenir, et de prendre le risque de sacrifier l’autonomie stratégique de moyen et long terme au dynamisme économique de court terme. Exactement comme le fait le consommateur qui décide de troquer la protection de ses données personnelles contre l’accès au service numérique sur son téléphone.
Las ! Ce calcul de court terme, déjà dommageable sur le B2C pour la protection de la vie privée du consommateur, l’est encore plus sur le B2B pour la protection des informations stratégiques des entreprises. Les géants du numérique peuvent utiliser leurs outils d’intelligence artificielle pour exploiter les immenses amas de métadonnées produites par les
acteurs économiques en Afrique. Pour profiler les entreprises, leurs activités et leurs marchés. Pour transformer ces données brutes en renseignement économique, en particulier sur des secteurs stratégiques, à des fins de compétition ou de pression politique.
Si le mot peut paraître lourd de sens, il s’agit de ne pas se voiler la face : la logique invasive du B2C dans le B2B ouvre la porte à une forme contemporaine de colonisation. Car une économie colonisée consiste à voir exploitées sa matière première, ses données brutes, puis à réimporter à grand frais le produit industrialisé, la métadonnée enrichie et transformée en système et en applications encore plus dévoreuses de données brutes.
L’Afrique est en train de devenir une colonie numérique des GAFAM et autres BATX. Plus l’Afrique se numérise, avec ses start-up et leurs innovations d’usage, plus le cycle vicieux de la dépendance s’accélère.
Comment rompre ce cycle et rendre à l’Afrique, dans sa course vers la numérisation et la mobilité, les moyens de son indépendance technologique ? En proposant un modèle qui libère les acteurs africains de leur dépendance aux systèmes d’exploitation des téléphones mobiles. En mettant à leur disposition des terminaux professionnels qui conjuguent l’avantage d’accéder aux applications du B2C tout en conjurant l’inconvénient de voir siphonnées leurs métadonnées professionnelles. En offrant des solutions technologiques qui leur permettent d’agir sur le B2C sans être contaminées par sa logique. En développant des architectures hermétiques propres au seul B2B quoique compatibles avec l’univers du B2C.
Ces solutions technologiques existent. Elles consistent en des terminaux professionnels fonctionnant sur Android mais « dégooglisés », avec récupération des métadonnées sur des plateformes isolées et sécurisées, dont le client producteur des données est le seul propriétaire.
Nous, Européens, avons intérêt à nous engager dans cette voie aux côtés des Africains. Car nous partageons des défis communs. Comme l’Afrique, le Vieux Continent court le risque immense de devenir une colonie numérique des Etats-Unis et de la Chine. Construisons ensemble un solide écosystème dans le secteur de la mobilité numérique pour asseoir enfin les conditions de notre indépendance numérique.
*Gafam: Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft
BATX: Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi